L’histoire du réseau social Instagram
En 2010, Instagram devient disponible sur l’Apple Store. Il n’aura fallu qu’un an à Kevyn Systrom, diplômé de Stanford et ancien employé de Google, pour passer d’une ébauche à l’étrange nom de code Burbn, présenté devant les investisseurs de Baseline Ventures, à une application qui, en deux mois et demi seulement, rassemblera plus d’un million d’utilisateurs.
En 2004, Facebook avait dû attendre un mois pour réaliser le même exploit. Le constat de Systrom, qui a étudié la photographie lors d’un séjour à Florence, est simple: en 2010, le partage de photos par smartphone sur internet en est à son ère préhistorique. Facebook justement, géant incontesté des réseaux sociaux de l’époque, vient tout juste d’ajouter un outil de partage d’images mais sans faire la part belle à son intégration dans l’expérience utilisateur. Et pour cause: Systrom vient de refuser une offre d’emploi de la part de Mark Zuckerberg (fondateur de Facebook) qui souhaitait lui confier l’élaboration de la partie dédiée à la photographie sur son réseau social.
« En délaissant Instagram, on se prive de participer à l’élaboration et à l’évolution de toute une écriture visuelle. De se couper de tout un monde. »
Jean-François Leroy, directeur du festival Visa pour l’image de Perpignan
Au cœur de sa vision : cette «évolution fondamentale». Elle est double. D’abord, les processeurs de smartphones deviennent suffisamment puissants pour traiter rapidement (aussi rapidement que sur un ordinateur) des images, et leurs appareils photo commencent à produire des fichiers de qualité suffisante – en 2010 est également l’année de commercialisation de l’iPhone 4, premier iPhone qui dispose de deux appareils photo. En incorporant des filtres directement dans l’application, Instagram permet d’intégrer un petit laboratoire photo dans la poche de tout un chacun. En deux coups de pouce, le quidam peut drastiquement améliorer la qualité esthétique d’une quelconque image.
Le photojournalisme à l’heure d’Instagram
Et c’est un peu ça, Instagram. Une plate-forme où sont redéfinis les codes du beau. Du cool. De ce qui est tendance. La photographie n’était plus l’objet, mais bien le vecteur. Et comme sur tous les réseaux sociaux, l’amateur pouvait d’un coup tutoyer le professionnel. La recette d’Instagram a fait date. Comme l’écrivait M. G. Siegler (ancien journaliste star de VentureBeat et TechCrunch et désormais partenaire du fonds d’investissement de Google), il faut «1: séduire une foule d’utilisateurs ; 2: convaincre des marques de soutenir votre service. 3: inciter des célébrités à utiliser votre service ; 4: toucher le grand public.»
Cette recette est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle beaucoup de photographes ont boudé l’application les premières années. Tandis que tout le monde (stars, marques, designers, peintres, sculpteurs et amateurs de tout poil) investissait Instagram, la plupart des photographes restaient sur la touche. Déjà abîmés par l’explosion de la photo numérique, beaucoup voyaient dans Instagram – non sans un certain snobisme – un dévoiement de leur art.
« Twitter te fait croire que tu es une personnalité, Instagram que tu es un photographe et Facebook que tu as des amis. »
Jean-François Leroy, directeur du festival Visa pour l’image de Perpignan
Pour cette manifestation, référence mondiale du photojournalisme, le réveil eut lieu en 2016 avec une exposition de David Guttenfelder sur la Corée du Nord avec des photos… réalisées sur Instagram. Même les tirages au mur avaient été affichés dans l’iconique format carré, signature de l’application. «C’est assez étrange de voir toute une génération de photographes se priver d’une telle plate-forme», racontait alors ce collaborateur de National Geographic qui totalise aujourd’hui 1,2 million de followers (c’est l’un des photographes les plus suivis au monde). «En délaissant Instagram, on se prive de participer à l’élaboration et à l’évolution de toute une écriture visuelle. De se couper de tout un monde.» Et de toute une audience.
Un autre photographe, Murad Osmann, pourrait en témoigner. Celui que personne ne connaissait a, en 2012, débuté une série sur Instagram intitulée «Follow Me To».
On y voit toujours la même chose: la main d’Osmann, tendu vers celle de sa femme qui l’emmène vers des lieux touristiques emblématiques. Résultat? Murad Osmann est l’un des «influenceurs» les plus côtés et convoités dans le domaine du tourisme et du voyage. Plus intime, mais tout aussi révélateur de ce nouveau langage, l’histoire de Bill Young. Ce pilote de ligne américain avait un compte personnel rempli de photos des tapis et moquettes des différents hôtels où il faisait escale. De 125 followers, Bill Young est passé à plus d’un demi-million de fan en quelques jours – et a même fini par en faire un livre.
Dix ans, un rachat par Facebook et un milliard d’utilisateurs plus tard, quel bilan pour Instagram ? La philosophie de Kevin Systrom et de son partenaire Mike Krieger s’est effacée. Et celle du «like» de Facebook a pris le pas. Au fil des années, l’éthique de Facebook a déteint sur Instagram. En envahissant notre quotidien, la culture de l’évaluation, typique de Facebook, s’est peu à peu imposée. Les frontières entre la personne et la marque se sont estompées. La recherche effrénée de croissance et de succès, qui s’appuie sur les données, rythme aujourd’hui notre vie en ligne.»
En témoigne ces nuées d’influenceurs, parfaits anonymes devenus porte-étendard de marques ou de produits qui monnaient leur «popularité», et qui produisent la majorité des 20 milliards de chiffre d’affaires annuel d’Instagram. Cette application qui devait renouveler et faire naître de nouvelles écritures visuelles aura été conquise par les financiers plutôt que par les artistes. Elle s’est enlisée dans un combat d’entreprises, d’ego et de priorité. Bref. Dans quelque chose qui n’a, vraiment, plus rien à voir avec la photographie.