Conçue entièrement pour une utilisation sur smartphone et dotée d’un algorithme ultra-efficace, la plateforme, pensée au départ pour partager des chorégraphies ou des playbacks sur des musiques choisies, s’est vite élargie à d’autres domaines: mode, jeux vidéo, maquillage… Parmi les contenus les plus populaires: les défis que se lancent les TikTokeurs pour reproduire un pas de danse, répéter une blague, refaire un geste idiot ou encore une recette. Ainsi du #bakedfetapasta challenge, un gratin de pâtes aux tomates cerises et à la feta repris par des millions d’utilisateurs dans le monde jusqu’à créer une pénurie du célèbre fromage grec à New York, comme le rapportait récemment le New York Times.
Une affaire générationnelle, donc, boostée par les temps morts dus au confinement et qui constitue une audience de choix pour les marques, de plus en plus nombreuses à l’investir (Dior, Nike, Rolex), tout comme les artistes, les institutions, les médias (Grand Corps Malade, le Grand Palais, le Washington Post)… Et les chefs. Outre-Manche, le médiatique Gordon Ramsay compte plus de 21 millions de followers qui suivent ses recettes mais surtout ses «duos» #RamsayReacts, réalisés grâce à la fonctionnalité permettant de commenter la vidéo d’un autre. On le voit s’indigner à grand renfort de «Come on, seriously!», «Stop it!» et «Oh my god!» devant des préparations plus improbables les unes que les autres: bœuf Wagyu au Nutella, tartare de poulet ou concombre Wellington. Aux États-Unis, un partenariat test a été lancé avec l’application Whisk, qui permet de transformer des recettes en fiches détaillées, rendant plus aisée leur réalisation. Un signal fort indiquant la place que TikTok entend occuper sur le créneau de la cuisine.
TikTok, star de la gastronomie française
Et qu’en est-il au pays de la gastronomie? «Les Français ont toujours apprécié les contenus food mais peut-être, depuis un an, y sont-ils encore plus attentifs. Nous avons pu voir un engouement de nos utilisateurs pour des hashtags comme #RecetteFacile (295,2 millions de vues), #CuisinedeSaison (142,9 millions) ou #AvisGastronomiques (4,2 milliards). Les temps forts du calendrier tels que Noël, l’Épiphanie, la Chandeleur permettent également de constater une réelle émergence de vidéos tout au long de l’année», analyse Fabien Laxague, directeur de la communication chez TikTok France. Mais, pour l’instant, les chefs professionnels actifs sur l’application restent encore minoritaires en France. En dehors de la success-story de Diego Alary ou de la vitrine Cédric Grolet, une dizaine seulement émerge, tous âgés de moins de 35 ans et passés par le concours culinaire de M6, de Xavier Pincemin à Norbert Tarayre, en passant par Juan Arbelaez et Victor Mercier. Ou encore Alexia Duchêne, la jeune chef franco-britannique qui s’est lancée activement en octobre… avant de délaisser le réseau au bout d’un mois pour se concentrer sur son compte Instagram.
Pour Diego Alary, tout a commencé cet été. Le jeune homme au solide parcours (Ze Kitchen Galerie, Guy Savoy, Alain Ducasse au Plaza Athénée) est alors le chef de ToShare, la table de Jean Imbert et Pharrell Williams à Saint-Tropez. Tandis que la fin de la saison s’annonce, il s’essaye à un premier post, une recette de guacamole d’avocat flambé à la tequila. Le compteur grimpe au fil des heures pour dépasser le million de vues en quelques jours. Avant ce coup d’essai, le chef a passé trois semaines à utiliser quotidiennement l’application pour bien la comprendre. «Je n’utilisais pas TikTok à l’époque car la cuisine m’y semblait peu présente mais j’ai voulu essayer pour voir. Le succès et les retours des gens m’ont poussé à m’y mettre à fond.» Il opère désormais depuis la cuisine du domicile de ses parents en banlieue parisienne. «C’est une appli de ma génération, qui me correspond. J’aime son côté très créatif, son rapport avec la musique.» De trois vidéos par semaine, le voici à une par jour, mettant à profit son chômage forcé par la pandémie. Il choisit son créneau: «Mes recettes sont toujours accessibles, tout le monde doit pouvoir les faire. Elles varient selon mon envie, la saison, les tendances TikTok qui m’intéressent ou les demandes de ma communauté, mais j’y apporte toujours mon twist et de la gourmandise.»
Au fil des semaines, Diego, qui passe plusieurs heures par jour à filmer et monter (au sein même de l’appli) chaque vidéo, s’approprie les codes de TikTok: l’importance de la voix off, le tutoiement – «pour la proximité, pour entrer dans la cuisine des gens» -, la prise de vue d’en haut et éclairée afin que tout soit bien visible, des plans de lui au début et à la fin pour humaniser le tout. Résultat: des spots rafraîchissants et de qualité, qui dépassent souvent le million de vues: fish and chips de sardine, «pain quiche», cordon-bleu, patatas bravas, crêpes Suzette, pain perdu… Une aubaine pour TikTok qui ne le rémunère pas mais lui verse tout de même une petite somme qui couvre ses achats de matière première. «Mon but n’est pas de devenir un TikTokeur, la cuisine reste ce qui m’anime. Je n’aurais jamais imaginé en arriver là lorsque je travaillais en brigade pour des étoilés. Mais l’appli m’a permis de me décomplexer et de sortir de l’image d’ancien de “Top Chef”. J’ai bien l’intention de continuer même si, comme je l’espère, j’arrive à ouvrir mon restaurant prochainement!» En attendant, il prépare un livre de recettes où sa communauté sera consultée pour certains choix.
Certains abordent TikTok d’un autre point de vue, qui peut également porter ses fruits. Nicolas Hoyet, conseiller en communication de Diego Alary, mais aussi de Jean Imbert et du pâtissier star Cédric Grolet, le constate: « Il n’y a pas de règle même s’il est bon de créer un concept singulier et authentique qui corresponde à la manière dont on consomme la vidéo aujourd’hui. Cédric Grolet n’a repris aucun code de l’application en particulier ; il a continué à proposer quelque chose de très premium, qui a tout de suite beaucoup plu car en adéquation avec son univers déjà très installé et cohérent avec ses posts Instagram.»
Les propositions de partenariats des marques affluent selon les performances de nos chefs sur les réseaux sociaux, et elles semblent parfois compter plus que leur cuisine !
Clarisse Ferreres-Frechon, fondatrice de l’agence Melchior
TikTok, Instagram, et les partenariats
Reste à savoir si les chefs pourront tirer parti de cette nouvelle visibilité et espérer convertir cette communauté en gastronomes de demain. «TikTok permet aux chefs de toucher une nouvelle audience plus jeune, qui peut tout à fait se transformer en future clientèle, mais cela n’a d’intérêt que si cette cible est en affinité avec ce qu’ils proposent», analyse Clarisse Ferreres-Frechon, fondatrice de l’agence Melchior, laquelle conseille 25 chefs, dont Juan Arbelaez et de nombreux étoilés. «Les propositions de partenariats des marques affluent selon les performances de nos chefs sur les réseaux sociaux, et elles semblent parfois compter plus que leur cuisine!»
Depuis la pandémie, les demandes que Melchior a reçues sur les réseaux sociaux sont cinq fois plus importantes que sur les médias traditionnels. Du jamais vu. «La crise sanitaire a encore renforcé la place de ces applications: privés de restaurant, c’est le seul lieu où les chefs peuvent avoir un échange direct avec leurs clients. Mais TikTok ne convient pas à tout le monde ; sachant qu’Instagram est incontournable, les chefs doivent faire des choix pour rationaliser leur temps! Nous leur conseillons d’explorer les autres réseaux selon leur temps et leurs affinités.»
Contacté, Cyril Lignac, le plus populaire des chefs tricolores, confie apprécier le principe de TikTok, mais préfère se concentrer pleinement sur son compte Instagram qu’il gère seul, déjà très chronophage. La route pour faire de TikTok l’appli préférée des grandes toques est encore longue…